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Россия и Вселенская Церковь

Russia and the Universal Church – La Russie et l'Église universelle

 

(1889)

Vladimir Sergueïevitch Soloviev – Владимир Сергеевич Соловьёв – Vladimir Sergeyevich Solovyov

 

     
     

 

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  La Russie et l'Église universelle  


 

 

  Introduction  
  Livre Premier. État Religieux de la Russie et de l’Orient Chrétien  
 
Livre Premier Chapitre Premier. La Légende Russe sur Saint Nicolas et Saint Cassien. Son Application aux deux Églises Séparées
 
     
     
     
     
     
     
     

 

 

   
  Introduction  
     
 

Il y a cent ans, la France, — cette avant-garde de l’humanité — a voulu inaugurer une époque nouvelle de l’histoire en proclamant les droits de l’homme. Il est vrai que le Christianisme avait déjà, bien des siècles auparavant, conféré aux hommes le droit et le pouvoir de devenir fils de Dieu — ἔδωκεν αὐτοῖς ἐξουσίαν τέκνα Θεοῦ γενέσθαι (Ev. Joh., I, 12). Mais, dans la vie sociale de la chrétienté, ce pouvoir souverain de l’homme était à peu près oublié ; et la nouvelle proclamation française n’était pas du tout superflue. Je ne parle pas des abus de fait, mais des principes reconnus par la conscience publique, exprimés par des lois, réalisés dans les institutions. C’était par une institution légale que l’Amérique chrétienne privait les nègres chrétiens de toute dignité humaine et les livrait sans merci à la tyrannie de leurs maîtres, qui — eux aussi — professaient la religion chrétienne. C’était une loi qui, dans la pieuse Angleterre, vouait au gibet tout homme qui, pour ne pas mourir de faim, volerait des vivres à son riche voisin. C’était enfin une loi et une institution qui, en Pologne et dans la « sainte » Russie, permettaient au seigneur de vendre ses serfs comme du bétail. [1 Je rappelle qu’en 1861 la Russie a fait son acte de justice en émancipant les serfs.] Je n’ai pas la présomption de juger les affaires particulières de la France ni de décider si la Révolution — comme des écrivains distingués et plus compétents que moi l’affirment — a fait plus de mal que de bien à ce pays. [2. Voir, entre les publications récentes, l’écrit très remarquable de G. de Pascal, « Révolution ou évolution. Centenaire de 1789 ». Paris, Saudax, éditeur. ] Mais il ne faut pas oublier que, si chaque nation historique travaille plus ou moins pour le monde entier, la France a surtout le privilège d’une action universelle dans le domaine politique et social.

Si le mouvement révolutionnaire a détruit beaucoup de choses qui devaient être détruites ; s’il a emporté et pour toujours mainte iniquité, il a misérablement échoué en essayant de créer un ordre social fondé sur la justice. La justice n’est que l’expression pratique, l’application de la vérité ; — et le point de départ du mouvement révolutionnaire était faux. L’affirmation des droits de l’homme, pour devenir un principe positif d’instauration sociale, demandait avant tout une idée vraie sur l’homme. Celle des révolutionnaires est connue : ils ne voyaient et ne comprenaient dans l’homme que l’individualité abstraite, un être de raison dépouillé de tout contenu positif.

Je ne me propose pas de dévoiler les contradictions intérieures de cet individualisme révolutionnaire, de montrer comment « l’homme » abstrait se transforma tout à coup en « citoyen » non moins abstrait, comment l’individu libre et souverain se trouva fatalement esclave et victime sans défense de l’État absolu, ou de la « nation », c’est-à-dire d’une bande de personnages obscurs portés par le tourbillon révolutionnaire à la surface de la vie publique et rendus féroces par la conscience de leur nullité intrinsèque. Il serait sans doute très intéressant et très instructif de suivre le fil dialectique qui rattache les principes de 1789 aux faits de 1793. Mais ce qui me paraît encore plus important, c’est de constater que le πρώτον ψεύδος (mensonge primordial) de la Révolution — le principe de l’homme individuel considéré comme un être complet en soi et pour soi — que cette fausse idée de l’individualisme n’avait pas été inventée par les révolutionnaires, ni par leurs pères spirituels, les encyclopédistes, mais qu’elle était la conséquence logique, quoique imprévue, d’une doctrine antérieure pseudo-chrétienne ou semi-chrétiennne — cause radicale de toutes les anomalies dans l’histoire et dans l’état actuel de la chrétienté.

L’humanité a cru qu’en professant la divinité du Christ elle était dispensée de prendre au sérieux ses paroles. On a arrangé certains textes évangéliques de manière à en tirer tout ce qu’on voulait, et on a fait la conspiration du silence contre d’autres textes qui ne se prêtaient pas aux arrangements. On répétait sans cesse le commandement : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » — pour sanctionner un ordre de choses qui donnait à César tout, et à Dieu — rien. Par la parole : « Mon Royaume n’est pas de ce monde », on tâchait de justifier et de confirmer le caractère païen de notre vie sociale et politique — comme si la société chrétienne dût fatalement appartenir à ce monde, et non pas au Royaume du Christ. Quant aux paroles : « Tout pouvoir m’est donné dans les cieux et sur la terre » — on ne les citait pas. On acceptait le Christ comme sacrificateur et comme victime expiatoire, mais on ne voulait pas de Christ-Roi. Sa dignité royale fut remplacée par toutes les tyrannies païennes, et des peuples chrétiens ont répété le cri de la plèbe juive : « Nous n’avons pas d’autre roi que César ! » Ainsi l’histoire a vu et nous voyons encore le phénomène étrange d’une société qui professe le christianisme comme sa religion et qui reste païenne — non pas dans sa vie seulement, mais quant à la loi de sa vie.

Ce dualisme est une faillite morale et non pas une inconséquence logique. On l’aperçoit bien au caractère hypocrite et sophistique des arguments employés ordinairement pour défendre cet état de choses. « L’esclavage et les peines cruelles — disait il y a trente ans un évêque célèbre en Russie — ne sont pas contraires à l’esprit du Christianisme : car la souffrance physique ne nuit pas au salut de l’âme, objet unique de notre religion. » Comme si la souffrance physique infligée à des hommes par un autre homme ne supposait pas dans celui-ci une dépravation morale, un acte d’injustice et de cruauté certainement dangereux pour le salut de son âme. En admettant même — ce qui est absurde — que la société chrétienne puisse être insensible aux souffrances des opprimés, peutelle être indifférente au péché des oppresseurs ? C’est là la question.

L’esclavage économique, plus encore que l’esclavage proprement dit, a trouvé des défenseurs dans le monde chrétien, « La société et l’État, disent-ils, ne sont nullement obligés de prendre des mesures générales et régulières contre le paupérisme ; l’aumône volontaire suffit : le Christ n’a-t-il pas dit qu’il y aura toujours des pauvres sur la terre ? » Oui il y aura toujours des pauvres, comme il y aura toujours des malades, — cela prouve-t-il l’inutilité des mesures sanitaires ? La pauvreté en elle-même n’est pas un mal, ni la maladie non plus : le mal, c’est de rester indifférent aux souffrances de son prochain. Et il ne s’agit pas seulement des pauvres : les riches, eux aussi, ont droit à notre compassion. Ces pauvres riches ! On fait tout pour développer leur bosse, et puis on les invite à passer dans le Royaume de Dieu par l’orifice imperceptible de la charité individuelle. Du reste on sait qu’une exégèse bien informée a cru que « l’orifice de l’aiguille, » n’était autre chose que la traduction littérale du nom hébreu donné à l’une des portes de Jérusalem (Negéb-hakhammath ou Khour-hakhammath) dont le passage était difficile aux chameaux. Ce ne serait donc pas l’infiniment petit d’une philanthropie individualiste, ce serait plutôt la voie étroite et laborieuse, mais tout de même praticable, de la réforme sociale que l’évangile proposerait aux riches.

On voudrait borner l’action sociale du christianisme à la charité ; on voudrait priver la morale chrétienne de toute sanction légale, de tout caractère obligatoire. C’est une application moderne de l’ancienne antinomie gnostique (le système de Marcion en particulier) maintes fois anathématisée par l’Église. Que tous les rapports entre les hommes soient déterminés par la charité et par l’amour fraternel — c’est là sans doute la volonté définitive de Dieu, le but de son œuvre ; mais dans la réalité historique — comme dans l’oraison dominicale — l’accomplissement de la volonté divine sur la terre n’a lieu qu’après la sanctification du nom de Dieu et l’avènement de son Royaume. Le nom de Dieu, — c’est la vérité ; et son Royaume, — c’est la justice. Le triomphe de la charité évangélique dans la société humaine a donc pour conditions la connaissance de la vérité et la pratique de la justice.

En vérité, tous sont un ; et Dieu — l’unité absolue — est tout dans tous. Mais cette unité divine est cachée à nos regards par le monde du mal et de l’illusion — conséquence du péché de l’homme universel. La loi de ce monde est la division et l’isolement des parties du Grand Tout ; et l’humanité elle-même, qui devait être la raison unifiante de l’univers matériel, s’est trouvée fractionnée et dispersée sur la terre et n’a pu parvenir par ses propres efforts qu’à une unité partielle et instable (la monarchie universelle du paganisme). Cette monarchie, représentée d’abord par Tibère et par Néron, reçut son vrai principe unifiant quand « la grâce et la vérité » furent manifestées par Jésus-Christ. Rattaché à Dieu, le genre humain retrouva son unité. Pour être complète, cette unité devait être triple : elle devait réaliser sa perfection idéale sur la base d’un fait divin et dans le milieu de la vie humaine. Puisque l’humanité est réellement séparée de l’unité divine, il faut que cette unité nous soit donnée d’abord comme un objet réel qui ne dépend pas de nous-mêmes — le Royaume de Dieu qui vient à nous, l’Église exté- rieure et objective. Mais, une fois rattachée à cette unité extrinsèque, l’humanité doit la traduire en action, l’assimiler par son propre travail — le Royaume de Dieu est à prendre par force ; et ceux qui font des efforts le possèdent. Manifesté d’abord pour nous et puis par nous, le Royaume de Dieu doit enfin se révéler en nous avec toute sa perfection intrinsèque et absolue, comme amour, paix et joie dans l’Esprit-Saint.

Ainsi l’Église Universelle (dans le sens large du mot) se développe comme une triple union divino-humaine : il y a l’union sacerdotale, où l’élément divin, absolu et immuable domine et forme l’Église proprement dite — le Temple de Dieu; il y a l’union royale, où domine l’élément humain et qui forme l’État chrétien (Église, comme corps vivant de Dieu) ; il y a enfin l’union prophétique, où le divin et l’humain doivent se pénétrer dans une conjonction libre et réciproque, en formant la société chrétienne parfaite (Église, comme Épouse de Dieu).

La base morale de l’union sacerdotale ou de l’Église proprement dite est la foi et la piété ; l’union royale de l’État chrétien est fondée sur la loi et la justice ; l’élément propre de l’union prophétique ou de la société parfaite est la liberté et l’amour.

L’Église proprement dite, représentée par l’ordre hiérarchique, réunit l’humanité avec Dieu par la profession de la vraie foi et par la grâce des sacrements. Mais, si la foi que l’Église communique à l’humanité chrétienne est une foi vivante et si la grâce des mystères sacrés est une grâce efficace, l’union divino-humaine qui en résulte ne peut pas être confinée au domaine spécialement religieux, mais doit s’étendre à tous les rapports publics des hommes, régénérer et transformer leur vie sociale et politique. Ici s’ouvre pour l’humanité un champ d’action propre. Ici l’action divino-humaine n’est plus un fait accompli comme dans l’Église sacerdotale, mais une œuvre à faire. Il s’agit de réaliser dans la société humaine la vérité divine, il s’agit de pratiquer la vérité. Or, dans son expression pratique, la vérité s’appelle justice.

La vérité c’est l’existence absolue de tous dans l’unité, c’est la solidarité universelle qui est éternellement en Dieu, qui a été perdue par l’Homme naturel et regagnée en principe par l’Homme spirituel — le Christ. Il s’agit donc de continuer par l’action humaine l’œuvre unificatrice de l’Homme-Dieu en disputant le monde au principe contraire de l’égoïsme et de la division. Chaque être particulier — nation, classe, individu — en tant qu’il s’affirme pour soi et s’isole de la totalité divino-humaine, agit contre la vérité ; et la vérité, si elle est vivante en nous, doit réagir et se manifester comme justice. Ainsi, après avoir reconnu la solidarité universelle (l’unitotalité) comme vérité, après l’avoir pratiquée comme justice, l’humanité régénérée pourra la ressentir comme son essence intérieure et en jouir complètement dans l’esprit de la liberté et de l’amour.

Tous sont un dans l’Église par l’unité de la hiérarchie, de la foi et des sacrements ; tous sont unifiés dans l’État chrétien par la justice et la loi ; tous doivent être un dans la charité naturelle et la coopération libre. Ces trois modes, ou plutôt trois degrés de l’unité, sont indissolublement liés entre eux. Pour imposer aux nations, aux classes et aux individus, la solidarité universelle, le Royaume de Dieu, l’État chrétien doit y croire comme à la vérité absolue révélée par Dieu lui-même. Mais la révélation divine ne peut pas s’adresser immédiatement à l’État comme tel, c’est-à-dire à l’humanité naturelle et extradivine: Dieu s’est révélé, Il a confié sa vérité et sa grâce à l’humanité élue, qu’il a sanctifiée et organisée lui-même, c’est-à-dire à l’Église. Pour soumettre l’humanité à la justice absolue, l’État — produit lui-même des forces humaines et des circonstances historiques — doit se justifier en se soumettant à l’Église, qui lui fournit la sanction morale et religieuse et la base réelle de son œuvre. Il est non moins évident que la société chrétienne parfaite ou l’union prophétique, le règne de l’amour et de la liberté spirituelle, suppose l’union sacerdotale et royale. Car pour que la vérité et la grâce divines puissent déterminer complètement et transformer intérieurement l’être moral de tous, il faut qu’elles aient auparavant une force objective
dans le monde, qu’elles soient incarnées dans un fait religieux et maintenues par une action légale, qu’elles existent comme Église et comme État.

 
     
 

L’institution sacerdotale étant un fait accompli et la fraternité parfaitement libre étant un idéal, c’est surtout le terme moyen — l’État dans son rapport avec le christianisme — qui détermine les destinées historiques de l’humanité.

La raison d’être de l’État en général c’est de défendre la société humaine contre le mal en tant qu’il se produit extérieurement ou publiquement — contre le mal manifeste. Le vrai bien social étant la solidarité de tous — la justice et la paix universelles — le mal social n’est autre chose que la solidarité violée. La vie réelle de l’humanité nous présente une triple violation de la solidarité universelle ou de la justice : celle-ci est violée, 1°) quand une nation attente à l’existence ou à la liberté d’une autre nation; 2°) quand une classe de la société en opprime une autre ; 3°) quand un individu se révolte ouvertement contre l’ordre social en commettant un crime.

Tant qu’il y avait dans l’humanité historique plusieurs États particuliers absolument indépendants l’un de l’autre, la tâche immédiate de chacun d’eux dans le domaine de la politique extérieure se bornait à défendre cette indépendance. Mais l’idée ou plutôt l’instinct de la solidarité internationale existait toujours dans l’humanité historique, se traduisant tantôt par la tendance à la monarchie universelle — tendance qui a abouti à l’idée et au fait de la paix romaine (pax romana) — tantôt (chez les Juifs) par le principe religieux affirmant l’unité de nature et l’origine commune de tout le genre humain — de tous les bené-Adam, — idée complétée ensuite par la religion chrétienne qui à cette unité naturelle superposa la communion spirituelle de tous les hommes régénérés et devenus fils du second Adam, le Christ — bené-Mashiah.

Cette nouvelle idée fut — très incomplètement il est vrai — réalisée dans la Chrétienté du moyen âge, qui, malgré son état turbulent, regardait généralement toute guerre entre nations chrétiennes comme une guerre intestine, comme un péché et un crime. Après avoir ébranlé la base de cette unité imparfaite mais réelle — la monarchie papale — les nations modernes ont dû cependant donner un surrogat à l’idée de la chrétienté catholique — dans la fiction de l’équilibre européen. Sincèrement ou non, la paix universelle est reconnue de tout le monde comme le vrai but de la politique internationale.

Il faut donc constater deux faits également évidents: 1°) il y a une conscience générale de la solidarité humaine et un besoin de l’unité internationale, de la pax christiana ou si l’on préfère — humana ; 2°) cette unité n’existe pas actuellement, et le premier des trois problèmes sociaux est aussi peu résolu de nos jours qu’il l’était dans le monde ancien. La même chose est vraie pour les deux autres problèmes.

La solidarité universelle suppose que chaque élément du grand tout — chaque nation, chaque société et chaque individu — a non seulement le droit d’exister, mais possède encore une valeur propre et intrinsèque qui ne permet pas d’en faire un simple moyen du bien-être général. L’idée positive et vraie de la justice peut être exprimée par la formule suivante : chaque être particulier (tant collectif qu’individuel) a toujours une place pour soi dans l’organisme universel de l’humanité. Cette justice positive était inconnue à l’État ancien qui se défendait et maintenait l’ordre social en exterminant les ennemis à la guerre, en réduisant à l’esclavage la classe des travailleurs, en torturant et en tuant les criminels. Le Christianisme, en attribuant une valeur infinie à tout être humain, devait changer du tout au tout le caractère et l’action de l’État. Le mal social restait toujours le même dans sa triple manifestation, internationale, civile et criminelle; l’État avait comme auparavant à combattre le mal dans ces trois sphères, mais le but définitif et les moyens de la lutte ne pouvaient pas rester les mêmes. Il ne s’agissait plus de défendre un groupe social particulier; ce but négatif était remplacé par une tâche positive: en présence des discordes nationales, il fallait établir la solidarité universelle ; contre l’antagonisme des classes et l’égoïsme des individus, il fallait réagir au nom de la vraie justice sociale. L’État païen avait affaire à l’ennemi, à l’esclave, au criminel. L’ennemi, l’esclave, le criminel n’avaient pas de droits. L’État chrétien n’a affaire qu’aux membres du Christ, souffrants, malades, corrompus : il doit apaiser la haine nationale, réparer l’iniquité sociale, corriger les vices individuels. Ici l’étranger a le droit de cité, l’esclave a droit à l’émancipation, le criminel a droit à la régénération morale. Dans la cité de Dieu il n’y a pas d’ennemi et d’étranger, d’esclave et de prolétaire, de criminel et de condamné. L’étranger est un frère qui demeure loin ; le prolétaire, un frère malheureux qu’il faut secourir ; le criminel, un frère tombé qu’il faut relever.

 
     
 

Il s’ensuit que dans l’État chrétien trois choses sont absolument inadmissibles : premièrement les guerres inspirées par l’égoïsme national, les conquêtes qui élèvent une nation sur les ruines d’une autre, — car pour l’État chrétien, l’intérêt dominant, c’est la solidarité universelle ou la paix chrétienne ; puis l’esclavage civil et économique qui fait d’une classe l’instrument passif d’une autre ; et enfin les peines vindicatives (surtout la peine de mort) que la société applique à l’individu coupable pour faire de lui le rempart de la sécurité publique. En commettant un crime l’individu prouve qu’il regarde la société comme un simple milieu et le prochain comme l’instrument de son égoïsme. À cette injustice on ne doit pas répondre par une autre, en ravalant la dignité humaine dans le criminel lui-même, en abaissant celui-ci au niveau d’une instrumentalité passive par une peine qui exclut son amélioration et sa régénération.

Dans le domaine des rapports temporels, dans l’ordre purement humain, l’État devait réaliser la solidarité absolue de chacun et de tout le monde, que l’Église représente dans l’ordre spirituel avec l’unité de son sacerdoce, de sa foi et de ses sacrements. Avant de réaliser cette unité il fallait y croire, avant de devenir chrétien de fait, l’État devait embrasser la foi chrétienne. Ce premier pas fut fait à Constantinople ; et toute l’œuvre chrétienne du Bas-Empire se réduit à ce commencement.

La transformation byzantine de l’Empire romain inaugurée par Constantin le Grand, développée par Théodose et fixée par Justinien, ne produisit qu’un État chrétien nominal. Des lois, des institutions, et une partie des mœurs publiques — tout cela conservait certains caractères du vieux paganisme.

L’esclavage se perpétua comme institution légale ; et la vindicte des crimes (surtout des délits politiques) était exercée de droit avec une cruauté raffinée. Ce contraste entre le christianisme professé et le cannibalisme pratiqué
se personnifie très bien dans le fondateur du Bas Empire — ce Constantin qui croyait sincèrement au Dieu chrétien, qui honorait les évêques et discutait avec eux sur la Trinité, et qui en même temps n’avait aucun scrupule à exercer le droit païen de mari et de père en mettant à mort Fausta et Crispus.

Cependant une contradiction aussi manifeste entre la foi et la vie ne pouvait durer longtemps sans que des tentatives de conciliation se produisissent. Au lieu de sacrifier sa réalité païenne, l’Empire byzantin essaya, pour se justifier, d’altérer la pureté de l’idée chrétienne. Ce compromis entre la vérité et l’erreur est l’essence propre de toutes les hérésies qui — quelquefois inventées et toujours, sauf quelques exceptions individuelles, favorisées par le pouvoir impérial — affligèrent la chrétienté depuis le IVe jusqu’au IXe siècle.

 
     
 

La vérité fondamentale, l’idée spécifique du christianisme c’est l’union parfaite du divin et de l’humain, accomplie individuellement dans le Christ et s’accomplissant socialement dans l’humanité chrétienne où le divin est représenté par l’Église (concentrée dans le pontificat suprême) et l’humain par l’État. Ce rapport intime de l’État avec l’Église suppose la primauté de celleci, puisque le divin est antérieur et supérieur à l’humain. L’hérésie attaquait précisément l’unité parfaite du divin et de l’humain dans Jésus-Christ pour saper par la base le lien organique de l’Église avec l’État et pour attribuer à ce dernier une indépendance absolue. On voit maintenant pourquoi les empereurs de la seconde Rome, qui tenaient à conserver dans la chrétienté l’absolutisme de l’État païen, étaient si favorables à toutes les hérésies qui n’étaient que des variations multipliées d’un thème unique:

— Jésus-Christ n’est pas le vrai Fils de Dieu consubstantiel au Père ; Dieu ne s’est pas incarné ; la nature et l’humanité restent séparées de la Divinité, ne lui sont pas unies ; et par conséquent l’État humain peut à bon droit garder son indépendance et sa suprématie absolues — voilà une raison suffisante pour Constance ou pour Valens de sympathiser avec l’arianisme.

— L’humanité de Jésus-Christ est une personne complète pour soi et unie seulement par un rapport avec le Verbe divin ; conclusion pratique : l’État humain est un corps complet et absolu, ne se trouvant que dans un rapport extérieur avec la religion. — C’est là l’essence de l’hérésie nestorienne, et on voit bien pourquoi à son apparition l’Empereur Théodose II l’a prise sous sa protection et a fait son possible pour la soutenir.

— L’humanité en Jésus-Christ est absorbée par la Divinité — voilà une hérésie qui semble être juste le contraire de la précédente. Il n’en est rien cependant : si la prémisse est autre, la conclusion est absolument la même. — L’humanité du Christ n’existant plus, l’incarnation n’est qu’un fait du passé, la nature et le genre humain restent absolument en dehors de la Divinité. Le Christ a emporté aux cieux tout ce qui était à lui et a abandonné la terre à César. — Avec un juste instinct le même Théodose II, sans s’arrêter à la contradiction apparente, transporta toutes ses faveurs du nestorianisme vaincu au monophysitisme naissant, qu’il fit accepter formellement par un concile quasi œcuménique (le brigandage d’Éphèse). Et après que l’autorité d’un grand pape eût prévalu sur celle d’un concile hérétique, les empereurs, plus ou moins secondés par la hiérarchie grecque, ne cessèrent pas de tenter de nouveaux compromis. L’hénoticon de l’Empereur Zénon, (cause d’une première scission prolongée entre l’Orient et l’Occident — le schisme d’Acacius), les entreprises perfides de Justinien et de Théodora furent suivies d’une nouvelle hérésie impériale, le monothélisme. — Il n’y a pas de volonté et d’action humaines dans l’Homme-Dieu, son humanité est purement passive, exclusivement déterminée par le fait absolu de sa divinité. — C’est la négation de la liberté et de l’énergie humaine, c’est le fatalisme et le quiétisme.

— L’humanité n’a rien à faire dans l’œuvre de son salut : Dieu seul opère. Se soumettre passivement au fait divin, représenté quant au spirituel par l’Église immobile et quant au temporel par le pouvoir sacré du divin Auguste, voilà tout le devoir du Chrétien. — Soutenue pendant plus de cinquante ans par l’Empire et par toute la hiérarchie Orientale, à l’exception de quelques moines qui durent chercher un refuge à Rome, l’hérésie monothélite ne fut vaincue à Constantinople (en 680) que pour céder bien vite la place à un nouveau compromis impérial entre la vérité chrétienne et l’antichristianisme.

L’union synthétique du Créateur et de la créature ne s’arrête pas dans le christianisme à l’être rationnel de l’homme, mais elle embrasse aussi son être corporel et, par l’intermédiaire de celui-ci, la nature matérielle de l’univers entier. Le compromis hérétique a tenté en vain de soustraire (en principe) à l’unité divino-humaine, d’abord 1°) la substance même de l’être humain en la déclarant tantôt absolument séparée de la Divinité (dans le nestorianisme) tantôt en l’y faisant disparaître complètement (dans le monophysitisme) ; puis 2°) la volonté et l’action humaines, l’être rationnel de l’homme, en l’absorbant dans l’opération divine (le monothélisme) ; après cela il ne restait que 3°) la corporéité, l’être extérieur de l’homme et, par lui, de toute la nature. Nier toute possibilité de rédemption, de sanctification et d’union avec Dieu pour le monde matériel et sensible — voilà l’idée fondamentale de l’hérésie iconoclaste.

Jésus-Christ ressuscité en chair a montré que l’existence corporelle n’était pas exclue de la réunion divino-humaine et que l’objectivité extérieure et sensible pouvait et devait devenir l’instrument réel et l’image visible de la force divine. De là le culte des saintes images et des reliques, de là la croyance légitime aux miracles matériellement conditionnés par ces objets sacrés. Ainsi, en faisant la guerre aux images, les empereurs byzantins s’attaquaient non pas à une coutume religieuse, à un simple détail du culte, mais à une application nécessaire et infiniment importante de la vérité chrétienne ellemême. Prétendre que la divinité ne peut pas avoir une expression sensible, une manifestation extérieure, que la force divine ne peut pas employer pour son action des moyens visibles et représentatifs — c’est ôter à l’incarnation divine toute sa réalité. C’était plus qu’un compromis : c’était la suppression du christianisme. Comme dans les hérésies précédentes, sous l’apparence d’une discussion purement théologique, se cachait une grave question sociale et politique, de même le mouvement iconoclaste sous le prétexte d’une réforme rituelle voulait ébranler l’organisme social de la Chrétienté. La réalisation matérielle du divin signifiée, dans le domaine du culte, par les saintes images et les reliques, est représentée dans le domaine social par une institution. Il y a dans l’Église chrétienne un point matériellement fixé, un centre d’action extérieur et visible, — une image et un instrument du pouvoir divin. Le siège apostolique de Rome — cette icône miraculeuse du christianisme universel, — était directement engagé dans la lutte iconoclaste, puisque toutes les hérésies aboutissaient à renier la réalité de l’incarnation divine dont la perpétuité dans l’ordre social et politique était représentée par Rome. Et l’histoire nous montre en effet que toutes les hérésies activement soutenues ou passivement acceptées par la majorité du clergé grec rencontraient un obstacle infranchissable dans l’église romaine et venaient se briser contre ce roc évangélique. C’était surtout le cas pour l’hérésie iconoclaste qui, en reniant toute forme extérieure du divin dans le monde, s’attaquait directement à la chaire de Pierre dans sa raison d’être comme centre objectif et réel de l’église visible.

 
     
 

Un combat décisif devait être livré par l’empire pseudo-chrétien de Byzance à la papauté orthodoxe, qui était non seulement la gardienne infaillible de la vérité chrétienne, mais encore la première réalisation de cette vérité dans la vie collective du genre humain. En lisant les lettres émouvantes du pape Grégoire II à l’Isaurien barbare, on sent qu’il y allait de l’existence même du Christianisme. L’issue de la lutte ne pouvait être douteuse. La dernière des hérésies impériales finit comme les précédentes, et avec elle le cercle des compromis théoriques ou dogmatiques entre la vérité chrétienne et le principe païen, tentés par les successeurs de Constantin, fut clos définitivement. L’ère des hérésies impériales fut suivie par l’évolution du byzantinisme « orthodoxe ». Pour bien comprendre cette nouvelle phase de l’esprit antichrétien il faut remonter à ses sources, dans la période précédente.

Dans toute l’histoire des grandes hérésies orientales durant cinq siècles, depuis Arius jusqu’aux derniers iconoclastes, on rencontre invariablement dans l’Empire et dans l’Église de l’Orient trois partis principaux dont les victoires et les défaites successives forment la trame de cette curieuse évolution. Nous voyons en premier lieu les adhérents des hérésies formelles habituellement excités et soutenus par la cour impériale. En fait d’idée religieuse, ils représentaient la réaction du paganisme oriental contre la vérité chrétienne ; en fait d’idée politique, ils étaient les ennemis déclarés du gouvernement ecclésiastique indépendant fondé par Jésus-Christ et représenté par le siège apostolique de Rome : ils commençaient par reconnaître au César qui les protégeait un pouvoir illimité non seulement dans l’administration de l’Église, mais aussi dans les questions dogmatiques ; et quand le César, poussé par la majorité du peuple orthodoxe et par la crainte de donner beau jeu au pape, finissait par trahir ses propres créatures, les chefs du parti hérétique cherchaient ailleurs un appui plus solide en exploitant les tendances particularistes et semi-païennes des différentes nations émancipées ou tendant à s’émanciper du joug romain. Ainsi l’arianisme — religion impériale sous Constance et Valens, mais abandonnée par leurs successeurs — domina pendant des siècles les Goths et les Longobards ; ainsi le nestorianisme, trahi par son protecteur Théodose II, fut pendant un certain temps accueilli par les Syriens orientaux ; et le monophysitisme, expulsé de Byzance malgré tous les efforts des empereurs, devint définitivement la religion nationale de l’Égypte, de l’Abyssinie et de l’Arménie.

 
     
  Au pôle opposé de ce parti hérétique, triplement antichrétien — dans ses idées religieuses, dans son sécularisme et dans son nationalisme, — nous trouvons le parti absolument orthodoxe et catholique qui défendait l’idée pure du christianisme contre tous les compromis païens, et le gouvernement ecclésiastique libre et universel, contre les attentats du césaro-papisme et les tendances du particularisme national. Ce parti n’avait pas pour soi les faveurs des puissances terrestres, il ne comptait parmi le haut clergé que des représentants isolés ; mais il s’appuyait sur la plus grande puissance religieuse de ces temps-là — les moines et aussi sur la foi simple de la masse des fidèles (du moins dans les parties centrales de l’empire byzantin). Et puis ces orthodoxes catholiques trouvaient et reconnaissaient dans la chaire centrale de saint Pierre le puissant palladium de la vérité et de la liberté religieuse. Pour caractériser la valeur morale et l’importance ecclésiastique de ce parti, il suffit de dire que c’était le parti de saint Athanase le Grand, de saint Jean Chrysostome, de saint Flavien, de saint Maxime le Confesseur, de saint Théodore le Studite.  
     
  Mais ce ne fut ni le parti franchement hérétique, ni le parti vraiment orthodoxe, qui fixa pour de longs siècles les destinées de l’Orient chrétien. Le rôle décisif dans cette histoire fut joué par un troisième parti qui, tout en occupant une place intermédiaire entre les deux autres, n’était pas cependant séparé d’eux par de simples nuances, mais avait une tendance tout à fait déterminée et poursuivait une politique profondément méditée. La grande majorité du haut clergé grec appartenait à ce parti que nous pouvons appeler semi-orthodoxe, ou plutôt orthodoxe-anticatholique. Ces prêtres, soit par conviction théorique, soit par sentiment routinier, soit par attachement à la tradition commune, tenaient beaucoup au dogme orthodoxe. Ils n’avaient rien en principe contre l’unité de l’Église universelle, mais seulement à la condition que le centre de cette unité se trouvât chez eux ; et puisque de fait ce centre se trouvait ailleurs, ils aimaient mieux être grecs que chrétiens et acceptaient une Église divisée plutôt que l’Église unifiée par un pouvoir à leurs yeux étranger et ennemi de leur nationalité. Comme chrétiens ils ne pouvaient pas être césaro-papistes en principe, mais comme patriotes grecs avant tout, ils préféraient le césaro-papisme byzantin à la papauté romaine. Leur grand malheur était que les autocrates grecs se signalaient pour la plupart comme hérétiques ou même comme hérésiarques ; et ce qu’ils trouvaient encore plus insupportable, c’est que les rares moments où les empereurs prenaient l’orthodoxie sous leur protection étaient précisément les moments où l’Empire et la Papauté étaient en accord. Troubler cet accord, attacher les empereurs à l’orthodoxie tout en les détachant du catholicisme — ce fut là le but principal de la hiérarchie grecque. Dans ce but, elle était prête, malgré son orthodoxie sincère, à faire des sacrifices même en matière dogmatique.  
     
  L’hérésie formelle et logique répugnait à ces pieux personnages, mais ils n’y regardaient pas de près quand le divin Auguste voulait bien leur offrir le dogme orthodoxe un peu arrangé à sa façon. Ils aimaient mieux recevoir des mains d’un empereur grec une formule altérée ou inachevée que d’accepter la vérité pure et complète de la part d’un pape : l’hénoticon de Zénon remplaçait à leurs yeux avec avantage l’épître dogmatique de saint Léon le Grand. Dans les six ou sept épisodes successifs que présente l’histoire des hérésies orientales, la ligne de conduite que suivait le parti pseudo-orthodoxe était toujours la même. Au commencement, quand l’hérésie triomphante s’imposait avec violence, ces hommes sages ayant une aversion prononcée du martyre se soumettaient bien qu’à contre-cœur. Grâce à leur accession passive, les hérétiques pouvaient réunir des assemblées générales aussi ou même plus nombreuses que les vrais conciles œcuméniques. Mais après que le sang des confesseurs, la fidélité des couches populaires et l’autorité menaçante du pontife romain avaient forcé le pouvoir impérial à abandonner la cause de l’erreur, les hérétiques involontaires revenaient en masse à l’orthodoxie et, comme les ouvriers de la dernière heure, recevaient leur ample salaire. Les confesseurs héroïques survivaient rarement aux persécutions, et c’étaient les prudents qui jouissaient de la victoire de la vérité. Ils formaient la majorité dans les conciles orthodoxes comme ils l’avaient fait auparavant dans les conciliabules hérétiques. Et s’ils ne pouvaient pas refuser leur adhésion aux représentants du pape leur envoyant une formule exacte et définitive du dogme orthodoxe, si même au premier moment ils exprimaient cette adhésion avec un enthousiasme plus ou moins sincère, le triomphe manifeste de la papauté les faisait vite revenir à leur sentiment dominant, la haine jalouse contre le siège apostolique. Alors tous les efforts d’une volonté tenace et toutes les inventions d’un esprit astucieux étaient employés pour contrebalancer le succès de la papauté, pour la priver de son influence légitime, pour lui opposer un pouvoir usurpé et factice. Le pape leur avait servi contre l’hérésie, mais celle-ci une fois vaincue ne pouvait-on pas se passer du pape ? Le patriarche de la nouvelle Rome ne pourrait-il pas supplanter celui de l’ancienne ? Ainsi à chaque triomphe de l’orthodoxie, qui était toujours le triomphe de la papauté, succédait invariablement à Byzance une réaction anticatholique entraînant même les orthodoxes de bonne foi mais peu clairvoyants.  
     
 

Cette réaction particulariste durait jusqu’à ce qu’une nouvelle hérésie plus ou moins impériale vint troubler les consciences orthodoxes et leur rappeler l’utilité d’un magistère vraiment ecclésiastique.

Quand, après 50 ans de domination dans l’empire d’Orient, l’arianisme officiel échoua dans ses tentatives d’envahir l’Église occidentale, et quand un espagnol, béni par les pontifes de Rome et de Milan, vint à Constantinople pour y restaurer l’orthodoxie, le rôle prépondérant que la papauté avait joué dans la grande lutte et dans le triomphe définitif du vrai dogme trinitaire ne manqua pas d’exciter la jalousie des sages hiérarques grecs, qui étaient semi-ariens sous Constance et Valens et qui devinrent tout à fait orthodoxes sous Théodose. Réunis (en 380) dans une assemblée qu’un grand saint de ce tempslà [3 Saint Grégoire le Théologien.] a caractérisée par des paroles trop connues, ils se constituèrent à eux seuls en concile œcuménique — comme si toute la chrétienté occidentale n’existait pas — remplacèrent arbitrairement le symbole de Nicée — cet étendard commun de l’orthodoxie universelle tant en Orient qu’en Occident — par une nouvelle formule de provenance exclusivement Orientale ; ils couronnèrent leur œuvre anticanonique en accordant à l’évêque de Constantinople, qui n’était qu’un suffragant de l’archevêque d’Héraclée, la dignité de premier patriarche de l’Église orientale au préjudice des sièges apostoliques d’Alexandrie et d’Antioche confirmés dans leurs droits par le grand concile de Nicée. Si les souverains pontifes avaient été en général aussi ambitieux qu’on aime à les représenter, ou mieux — si la défense de leur droits légitimes leur avait tenu plus à cœur que le maintien de la paix universelle, — la séparation des deux Églises aurait été inévitable dès 381. Mais la générosité et l’esprit chrétien du pape Damase surent prévenir cette calamité. Considérant que le symbole de Constantinople était aussi orthodoxe que celui de Nicée, et que l’article supplémentaire sur l’Esprit-Saint avait sa raison d’être — vu la nouvelle hérésie des pneumatomaques qui niaient que l’esprit procédât du Père, en faisant de la troisième hypostase une simple créature du Fils, — le pape approuva, en son nom et au nom de toute l’Église latine, l’acte dogmatique du concile grec auquel il conféra par là la valeur d’un vrai concile œcuménique. Quant à l’usurpation du patriarcat par le siège de Constantinople, elle fut passée sous silence.

 
     
  Plus grand encore que dans les luttes ariennes du IVe siècle fut le rôle de la papauté au siècle suivant, dans l’histoire des principales hérésies christologiques. La majorité des évêques grecs (notre troisième parti) se compromit honteusement par sa participation passive au brigandage d’Éphèse, où la foule des prélats orthodoxes dut non seulement assister à l’assassinat de saint Flavien, mais encore souscrire une profession de foi hérétique. Par contraste avec cette faiblesse criminelle, la papauté apparut dans la personne de saint Léon le Grand avec toute sa puissance morale et toute sa majesté. À Chalcédoine, les nombreux évêques grecs qui avaient pris part au brigandage de Dioscore durent demander humblement pardon aux légats du pape Léon, qui fut acclamé comme le chef divinement inspiré de l’Église Universelle. Un tel hommage à la justice et à la vérité était trop fort pour la médiocrité morale de ces hiérarques corrompus. La réaction anticatholique se manifesta tout de suite, à ce même concile de Chalcédoine. Après avoir applaudi avec enthousiasme à l’épître dogmatique du pape comme à la « parole même du bienheureux apôtre Pierre », les évêques byzantins essayèrent de substituer à cette parole apostolique une formule équivoque laissant la porte ouverte à l’hérésie. [4. Ce triste épisode est quelque peu gazé dans les actes du Concile, mais il ressort avec une parfaite clarté dans le récit de l’historien ecclésiastique Evagrius.] Et quand ils eurent échoué, ils transportèrent leur action anticatholique sur un autre terrain, en proclamant dans une séance illégale la primauté de juridiction du patriarche impérial sur tout l’Orient et son égalité avec le pape. Cependant cet acte, dirigé contre le souverain pontife, dut être humblement soumis par les grecs à la confirmation du pape lui-même, qui le cassa complètement. Ainsi, malgré tout, le concile de Chalcédoine resta dans l’histoire comme un triomphe éclatant de la papauté. Le parti des orthodoxes anticatholiques ne pouvait pas se résigner à un tel résultat. La réaction fut cette fois décisive et persistante. L’orthodoxie pure étant trop romaine, on fit des avances à l’hérésie. Le patriarche Acacius favorisa l’hénoticon de l’empereur Zénon, — un compromis avec le monophysitisme. Excommunié par le pape, il eut le triste privilège de donner son nom au premier schisme formel entre l’Orient et l’Occident. Mais les principales circonstances de cette réaction anticatholique l’empêchèrent de se transformer en une scission définitive. Le parti semi-orthodoxe s’était discrédité dans le schisme d’Acacius par les concessions qu’il avait dû faire à l’hérésie manifeste — concessions qui, en troublant la conscience religieuse des fidèles, ne satisfaisaient nullement aux prétentions des hérétiques. Ceux-ci, enhardis par l’hénoticon qu’ils avaient rejeté avec mépris, mettaient en feu toute l’Égypte et menaçaient de la séparer de l’Empire. D’un autre côté les religieux orthodoxes, exaspérés par la trahison de la hiérarchie, fomentaient des troubles en Syrie et dans l’Asie Mineure ; et à Constantinople même la foule applaudissait le moine qui accrochait au manteau du patriarche schismatique la bulle d’excommunication lancée par le pape.  
     
  Il n’était pas de bonne politique de maintenir un tel état de choses ; et par l’initiative du gouvernement impérial les successeurs d’Acacius se montrèrent de plus en plus conciliants. Enfin sous l’empereur Justin le Vieux, la paix ecclésiastique fut conclue au profit et à l’honneur de la papauté. Les évêques orientaux, pour prouver leur orthodoxie et pour être reçus dans la communion de l’Église romaine, furent obligés d’accepter et de souscrire sans réserve la formule dogmatique du pape Hormisdas, c’est-à-dire de reconnaître implicitement l’autorité doctrinale suprême du siège apostolique. [5. Le patriarche de Constantinople, Jean, écrivait au pape : prima salus est quia in sede apostolica inviolabilis semper catholica custoditur religio. (Labbe, Concil. VIII, 451-2.)] La soumission des hiérarques grecs n’était pas sincère : ils rêvaient toujours une entente avec les monophysites contre le siège de saint Pierre. Mais leurs sourdes menées n’empêchèrent pas une nouvelle manifestation de la puissance pontificale (consignée dans les livres liturgiques de l’église grécorusse), quand le pape saint Agapète, venu à Constantinople pour des raisons politiques, déposa, par sa propre autorité, un patriarche suspect de monophysitisme, le remplaça par un orthodoxe et obligea tous les évêques grecs à souscrire de nouveau la formule d’Hormisdas. Cependant les armes de Justinien triomphaient en Afrique et en Italie ; Rome était reprise aux Ostrogoths et le pape redevenait de fait un sujet de l’empereur byzantin. Dans ces conditions et sous l’influence des velléités monophysites de son épouse, Justinien changea de conduite à l’égard du chef de l’Église. Le parti anticatholique leva la tête, et le pape Vigile, prisonnier à Constantinople, dut subir toutes les conséquences d’une réaction victorieuse. Le docteur suprême de l’Église sauvegarda son orthodoxie, mais il se vit profondément humilié dans sa dignité de chef souverain du gouvernement ecclésiastique ; et bientôt après un évêque de Constantinople se crut assez fort pour usurper le titre de patriarche œcuménique. Cet évêque, orthodoxe dans sa doctrine, ascète exemplaire dans sa vie privée, réalisait l’idéal du grand parti anticatholique. Mais une nouvelle fantaisie impériale suffit pour dissiper l’illusion de cette orthodoxie précaire. Dans l’idée de l’empereur Héraclius, le monothélisme, en réunissant les orthodoxes avec les monophysites modérés, devait rétablir la paix dans l’empire, consolider la religion grecque et l’émanciper définitivement de toute influence romaine.  
     
 

Le haut clergé dans tout l’Orient embrassa ces vues sans réserves. Les sièges patriarcaux furent occupés par des séries interrompues d’hérétiques plus ou moins zélés, et le monothélisme devint pour un demi-siècle la religion officielle de tout l’empire grec comme le semi-arianisme l’avait été du temps de Constance. Les champions héroïques de l’orthodoxie, quelques moines avec saint Maxime le Confesseur à leur tête se réfugièrent à Rome. Et encore une fois l’apôtre Pierre confirma ses frères.

Une longue succession de papes, depuis Sévérin jusqu’à saint Agathon, opposèrent à l’erreur impériale une résistance inébranlable ; et l’un d’eux, saint Martin, arraché de l’autel par des soldats et traîné comme un criminel de Rome à Constantinople et de là en Crimée, donna sa vie pour la foi orthodoxe. La vérité religieuse et la force morale après cinquante ans de lutte eurent enfin le dessus. L’empire puissant, avec son clergé mondain, capitula encore une fois devant un pontife pauvre et désarmé.

 
     
  Au concile de Constantinople (sixième œcuménique), on glorifia le siège apostolique de Rome comme une autorité demeurée inaccessible à l’erreur ; et les évêques grecs répétèrent à l’adresse du pape Agathon les acclamations par lesquelles les pères de Chalcédoine avaient salué jadis saint Léon le Grand. Mais cette fois encore une réaction puissante ne tarda pas à succéder à un moment d’enthousiasme. Si les vrais héros de l’orthodoxie, comme saint Maxime le Confesseur, ne trouvaient pas de paroles assez fortes pour exalter la dignité et les mérites du siège de Rome, les orthodoxes anticatholiques, tout en profitant de ses mérites, étaient trop jaloux de sa dignité pour la reconnaître comme un fait accompli. Humiliés et irrités par la longue liste d’hérétiques et d’hérésiarques qui avaient souillé la chaire de Constantinople et qui devaient être anathématisés par le concile, les évêques grecs inventèrent à titre de revanche l’hérésie du pape Honorius et imposèrent cette fable à la bonhomie des légats romains. Non contents de cela, quelques années après le concile, ils se rassemblèrent de nouveau à Constantinople dans le palais impérial (in Trullo) et tentèrent, au moyen de fictions absurdes, d’attribuer une autorité œcuménique à ce conciliabule, tantôt en le représentant, contrairement à l’évidence, comme la continuation du sixième concile, tantôt (telle est la duplicité habituelle du mensonge) en faisant de lui l’épilogue du cinquième et du sixième conciles sous le nom bizarre de quini-sexte. Le but de ces fraudes absurdes ressortait clairement de certains canons publiés par les pères du Trullanum, qui condamnaient plusieurs usages disciplinaires et rituels de l’Église romaine. C’était là une justification anticipée du schisme ; et si celui-ci ne se produisit pas alors déjà, deux siècles avant Photius, ce fut grâce à l’empereur iconoclaste Léon l’Isaurien, qui vint bientôt embrouiller les plans artificieux des orthodoxes anticatholiques.  
     
  Ce fut la plus violente, mais aussi la dernière, des hérésies impériales. Avec elle toutes les négations indirectes et masquées de l’idée chrétienne étaient épuisées. Après la condamnation des iconoclastes, le dogme orthodoxe fondamental (l’union parfaite du créateur et de la créature) était déterminé dans toutes ses parties et devenait un fait accompli. Mais le septième concile œcuménique (en 787), qui a achevé cette œuvre, avait été réuni sous les auspices du pape Adrien I et avait accepté comme norme de ses décisions une épître dogmatique de ce pontife. C’était encore un triomphe de la papauté ; ce ne pouvait donc pas être « le triomphe de l’Orthodoxie ». Ce dernier fut remis à un demi-siècle quand, après une réaction iconoclaste comparativement faible (celle de la dynastie arménienne), le parti des orthodoxes anticatholiques réussit enfin, en 842, à vaincre sans le secours du pape les derniers restes de l’hérésie impériale et à l’englober avec toutes les autres dans un anathème solennel. [6. La mémoire de cet acte a été perpétuée par une fête qui porte le nom de « triomphe de l’orthodoxie » et où l’on répète l’anathème de 842.] En effet, l’orthodoxie byzantine pouvait triompher en 842 : sa lumière et sa gloire, le grand Photius, apparaissait déjà à la cour de la pieuse impératrice Théodora (celle qui fit massacrer cent mille hérétiques pauliciens) pour passer bientôt au trône des patriarches œcuméniques.  
     
  Le schisme inauguré par Photius (867) et consommé par Michel Cérullaire (1054) était intimement lié au « triomphe de l’orthodoxie » et réalisait complètement l’idéal rêvé depuis le IVe siècle par le parti des orthodoxes anticatholiques. Le vrai dogme définitivement établi, toutes les hérésies condamnées sans retour et le pape devenu inutile, il ne restait qu’à couronner l’œuvre en se séparant formellement de Rome. C’était aussi la solution qui convenait le mieux aux empereurs byzantins, qui comprirent enfin qu’il ne valait pas la peine d’éveiller, par des compromis dogmatiques entre le christianisme et le paganisme, la susceptibilité religieuse de leurs sujets et de les jeter dans les bras de la papauté quand on pouvait très bien concilier une stricte orthodoxie théorique avec un état politique et social purement païen. Fait très significatif et pas assez remarqué : depuis 842, il n’y eut plus un seul empereur hérétique ou hérésiarque à Constantinople et la concorde entre l’Église et l’État grecs ne fut pas une seule fois sérieusement troublée. Les deux pouvoirs se comprirent et se donnèrent la main : ils étaient liés ensemble par une idée commune : la négation du christianisme comme force sociale, comme principe moteur du progrès historique. Les empereurs embrassèrent à tout jamais l’orthodoxie comme dogme abstrait, et les hiérarques orthodoxes bénirent in sæcula sæculorum le paganisme de la vie publique. Et puisque sine sanguine nullum pactum, une hécatombe magnifique de cent mille pauliciens scella l’alliance du Bas-Empire avec la Basse-Église.
 
     
  Cette soi-disant orthodoxie byzantine n’était en vérité que l’hérésie rentrée. Le vrai dogme central du christianisme, c’est l’union intime et complète du divin et de l’humain sans confusion et sans division. La conséquence nécessaire de cette vérité (pour nous borner à la sphère pratique de l’existence humaine), c’est la régénération de la vie sociale et politique par l’esprit de l’Évangile, c’est l’État et la société christianisés. Au lieu de cette union synthétique et organique du divin et de l’humain, on procéda par la confusion des deux éléments, par leur division, par l’absorption et la suppression de l’un ou de l’autre. D’abord on a confondu le divin et l’humain dans la majesté sacrée de l’Empereur. Comme dans l’idée confuse des Ariens le Christ était un être hybride, plus qu’un homme et moins qu’un Dieu, de même le césaro-papisme — cet arianisme politique — confondait sans les unir la puissance temporelle et la puissance spirituelle et faisait de l’autocrate plus qu’un chef d’État, sans pouvoir en faire le vrai chef de l’Église.  
     
  On sépara la société religieuse de la société profane, en confinant la première dans les monastères et en abandonnant le forum aux lois et aux passions païennes. Le dualisme nestorien, condamné en théologie, devint la base même de la vie byzantine. D’un autre côté, on réduisit l’idéal religieux à la contemplation pure, c’est-à-dire à l’absorption de l’esprit humain dans la divinité — idéal manifestement monophysite. Quant à la vie morale, ou lui ôta sa force active en lui imposant comme idéal suprême la soumission aveugle au pouvoir, l’obéissance passive, le quiétisme, c’est-à-dire la négation de la volonté et de l’énergie humaines — hérésie monothélite. Enfin, dans un ascétisme outré, on essaya de supprimer la nature corporelle, de briser l’image vivante de l’incarnation divine — application inconsciente, mais logique, de l’hérésie iconoclaste.  
     
  Cette contradiction profonde entre l’orthodoxie professée et l’hérésie pratiquée était un principe de mort pour l’empire byzantin. C’est là la vraie cause de sa ruine. Il était juste qu’il pérît et il était encore juste qu’il pérît par l’Islam. L’Islam, c’est le byzantinisme conséquent et sincère, délivré de toute contradiction intérieure. C’est une réaction franche et complète de l’esprit oriental contre le christianisme, c’est un système où le dogme est intimement lié aux lois de la vie, où la croyance individuelle est en parfait accord avec l’état social et politique.  
     
  Nous savons que le mouvement antichrétien se manifestant par les hérésies impériales avait abouti au VIIe et au VIIIe siècles à deux doctrines, dont l’une (celle des monothélites) niait indirectement la liberté humaine et l’autre (celle des iconoclastes) rejetait implicitement la phénoménalité divine. L’affirmation directe et explicite de ces deux erreurs constitua l’essence religieuse de l’Islam, qui voit dans l’homme une forme finie sans aucune liberté et dans Dieu une liberté infinie sans aucune forme. Dieu et l’homme étant fixés ainsi aux deux pôles opposés de l’existence, il n’y a plus de filiation entre eux, toute réalisation descendante du divin et toute spiritualisation ascendante de l’humain sont exclues ; et la religion se réduit à un rapport purement extérieur entre le créateur tout-puissant et la créature privée de toute liberté et ne devant à son maître qu’un simple acte de dévouement aveugle (c’est là le sens du mot arabe islam). Cet acte de dévouement exprimé dans une courte formule de prière qu’on doit répéter invariablement chaque jour aux heures fixées — voilà tout le fond religieux de l’esprit oriental, qui a dit son dernier mot par la bouche de Mahomet. À cette simplicité de l’idée religieuse correspond une conception non moins simple du problème social et politique: l’homme et l’humanité n’ont pas de progrès essentiels à faire ; il n’y a pas de régénération morale pour l’individu et à plus forte raison pour la société ; tout est rabaissé au niveau de l’existence purement naturelle; l’idéal est réduit dans une mesure qui lui assure une réalisation immédiate. La société musulmane ne pouvait pas avoir d’autre but que l’expansion de sa force matérielle et la jouissance des biens de la terre. Propager l’Islam par les armes et gouverner les fidèles avec un pouvoir absolu et selon les règles d’une justice élémentaire fixées dans le Koran — voilà toute la tâche de l’État musulman, tâche qu’il lui serait bien difficile de ne pas remplir avec succès. Malgré le penchant au mensonge verbal, inhérent à tous les Orientaux comme individus, l’accord parfait entre les croyances et les institutions donne à toute la vie musulmane un caractère de vérité et d’honnêteté que le monde chrétien n’a jamais pu atteindre. Sans doute la chrétienté dans son ensemble est en voie de progrès et de transformation; et la hauteur même de son idéal ne permet pas de la juger définitivement d’après ses différents états passés et actuels. Mais le byzantinisme, qui a été en principe hostile au progrès chrétien, qui a voulu réduire toute la religion à un fait accompli, à une formule dogmatique et à une cérémonie liturgique — cet antichristianisme caché sous un masque orthodoxe a dû succomber dans son impuissance morale devant l’antichristianisme franc et honnête de l’Islam. Il est curieux de constater que la nouvelle religion, avec son dogme fataliste, est apparue juste au moment où l’empereur Héraclius inventait l’hérésie monothélite, c’est-à-dire la négation masquée de la liberté et de l’énergie humaines. On voulait par cet artifice consolider la religion officielle, ramener à l’unité l’Égypte et l’Asie. Mais l’Égypte et l’Asie préférèrent l’affirmation arabe à l’expédient byzantin. Si l’on ne tenait pas compte du long travail antichrétien du BasEmpire, il n’y aurait rien de plus surprenant que la facilité et la rapidité de la conquête musulmane. Cinq années suffirent pour réduire à une existence archéologique trois grands patriarcats de l’Église orientale. Il n’y avait pas là de conversions à faire, il n’y avait qu’un vieux voile à déchirer.  
     
  L’histoire a jugé et condamné le Bas-Empire. Non seulement il n’a pas su remplir sa mission — fonder l’État chrétien — mais il s’est appliqué à faire avorter l’œuvre historique de Jésus-Christ. N’ayant pas réussi à falsifier le dogme orthodoxe, il l’a réduit à une lettre morte ; il a voulu saper par la base l’édifice de la paix chrétienne en attaquant le gouvernement central de l’Église universelle ; il a remplacé dans la vie publique la loi de l’Évangile par les traditions de l’État païen. Les Byzantins ont cru qu’il suffisait, pour être vraiment chrétien, de garder les dogmes et les rites sacrés de l’orthodoxie sans se soucier de christianiser la vie sociale et politique : ils ont cru licite et louable de renfermer le christianisme dans le temple et d’abandonner la place publique aux principes païens. Ils n’ont pas eu à se plaindre de leur destinée. Ils ont eu ce qu’ils voulaient : le dogme et le rite leur sont restés, et ce n’est que la puissance sociale et politique qui est tombée dans les mains des Musulmans, — ces héritiers légitimes du paganisme.  
     
  La mission de fonder l’État chrétien, répudiée par l’empire grec, fut transférée au monde romano-germain, aux Francs et aux Allemands. Cette transmission fut accomplie par le seul pouvoir chrétien qui avait le droit et l’obligation de le faire — par le pouvoir de saint Pierre, possesseur des clefs du Royaume. Remarquons la coïncidence des dates. La première pierre du futur empire d’Occident fut posée, par le baptême et le sacre du roi franc Clovis, en 496, époque où le schisme d’Acacius, après quelques tentatives infructueuses d’accommodement, semblait devoir séparer définitivement de l’Église catholique toute la chrétienté orientale. Le synchronisme de l’année 754 est encore plus remarquable: juste au moment où un grand concile iconoclaste à Constantinople confirmait, par l’apparence d’une autorité œcuménique, la dernière et la plus violente des hérésies impériales, spécialement dirigée contre l’Église romaine, le pape Etienne sacrait à Reims (ou à SaintDenis? — qui me le dira ?) le père de Charlemagne en lui disant : Quia ideo vos Dominus per humilitatem meam mediante S. Petro unxit in reges ut per vos sua sancta exaltetur Ecclesia et princeps apostolorum suam recipiat justitiam. La royauté carlovingienne se rattachait à la papauté par un rapport de filiation directe. Le pape, dit une vieille chronique, per auctoritatem apostolicam jussit Pippinum regem fieri. — Cet acte et ses conséquences nécessaires (la conquête de l’Italie par les Francs, la donation de Pépin et le couronnement de Charlemagne comme empereur romain) furent la cause réelle et prochaine de la séparation des Églises. Le pape, en transférant le sceptre impérial à un barbare occidental, devenait doublement étranger et hostile aux Grecs. Pour lui ôter tout point d’appui à Constantinople, il fallait seulement que les empereurs renonçassent définitivement à leurs velléités hérétiques, ce qui eût permis l’union de tous les « orthodoxes » sous l’étendard anticatholique. Cela ne tarda pas à arriver : le « triomphe de l’orthodoxie » et le schisme de Photius furent la réponse byzantine au couronnement de Charlemagne. Il ne s’agissait pas d’une dispute théologique ni d’une rivalité hiérarchique : c’était le vieil empire de Constantin qui ne voulait pas céder la place à la nouvelle puissance occidentale née de l’alliance intime entre la papauté et le royaume franc. Tout le reste n’était que prétexte et accessoire. Ce qui confirme cette manière de voir, c’est qu’après Photius le schisme fut suspendu pendant un siècle et demi — juste à l’époque où la chrétienté occidentale, nouvellement organisée, semblait tomber en ruines ; quand la papauté, asservie à une oligarchie dépravée, perdait sa dignité morale et religieuse et que la dynastie carlovingienne se consumait en luttes intestines. Mais, dès que le pouvoir impérial fût restauré en passant dans les fortes mains des rois allemands, et qu’en même temps le siège de saint Pierre fût de nouveau occupé par des hommes apostoliques, — le mouvement anticatholique à Constantinople éclata avec violence et la séparation fut définitivement consommée.  
     
  L’empire franco-germain a fait des efforts sincères pour accomplir la mission que lui imposait sa dignité d’État chrétien. Malgré ses vices et ses désordres, la nouvelle société occidentale avait sur l’empire byzantin un avantage énorme : la conscience de ses maux et un besoin profond de s’en délivrer, — témoins ces innombrables conciles convoqués par les papes, les empereurs et les rois pour faire des réformes morales dans l’Église, pour rapprocher l’état social de l’idéal chrétien. Le succès de ces réformes était incomplet, mais il est à remarquer qu’on s’en préoccupait, qu’on ne voulait pas accepter en principe la contradiction entre la vérité et la vie, comme l’a fait le monde byzantin qui n’a jamais pensé à accorder son état social avec sa foi, qui n’a jamais entrepris aucune réforme morale, qui ne s’intéressait dans ses conciles qu’à des formules dogmatiques et à des prétentions hiérarchiques.  
     
  Mais en rendant toute la justice à Charlemagne et à Othon le Grand, à saint Henri et à saint Louis, il faut avouer qu’en somme la monarchie du moyen âge, — autant sous la forme fictive de l’Empire romain que sous la forme réelle d’une royauté nationale — n’a pas rempli la mission de l’État chrétien, n’a pas réussi à organiser définitivement la société selon l’idéal chrétien. Ces grands souverains eux-mêmes étaient bien loin de comprendre le problème social et politique du christianisme dans toute sa plénitude ; et leur conception, tout imparfaite qu’elle fût, se trouva bientôt trop élevée pour leurs successeurs. C’était la politique de l’empereur Henri IV et du roi Philippe le Bel, et non pas celle de leurs saints prédécesseurs, qui faisait la règle générale ; c’était la politique qui préparait la réforme de Luther et justifiait d’avance la Révolution française. L’empire allemand engendré par le pontificat romain rompit ce lien de filiation, se posa en rival de la papauté. Ce fut le premier pas et le plus important dans la voie révolutionnaire. La rivalité entre le fils et le père ne pouvait pas être le principe organique d’un ordre social. En épuisant ses forces durant deux siècles dans une lutte antichrétienne, en attaquant la base même de l’unité catholique, l’empire allemand perdait de fait et de droit sa suprématie internationale. Sans se soucier de cet empire romain fictif, tous les états européens se constituaient en corps complets et absolument indépendants. Et ce fut encore la papauté qui, tout en se défendant contre les attaques de l’empire allemand, dut prendre sur soi la grande tâche qu’il était indigne et incapable de remplir.  
     
  Nous n’avons pas à louer ou à défendre ici l’œuvre historique d’un Grégoire VII ou d’un Innocent III. Elle a trouvé dans ce siècle des apologistes et des panégyristes parmi des historiens protestants distingués, comme Voigt, Hurter, Neander. Dans tout ce que les grands papes du moyen âge, en dehors du domaine purement spirituel, ont fait pour la culture des peuples européens, pour la paix internationale et le bon ordre social, — il y a d’autant plus de mérite qu’ils remplissaient là une fonction qui ne leur appartenait pas immédiatement. La zoologie et la médecine connaissent des cas où un organisme jeune et vigoureux, atteint par accident dans un de ses organes essentiels, transporte temporairement la fonction de celui-ci à un autre organe bien portant (ce qu’on appelle organe vicariant, vikarirendes Organ). La papauté impériale ou l’empire papal d’Innocent III et d’Innocent IV était cet organe vicariant. Mais cela ne pouvait pas durer indéfiniment. Il fallait des hommes tout à fait exceptionnels pour pouvoir s’appliquer aux particularités d’une politique mondaine vaste et compliquée, en les subordonnant toujours au but spirituel et universel. Après des papes qui ont élevé la politique à la hauteur d’une action morale, il y en a eu nécessairement de plus nombreux qui ont abaissé la religion jusqu’au niveau des choses matérielles. Si des historiens protestants ont glorifié les hauts faits de l’Empire pontifical, sa décadence subite est attestée par le plus grand des écrivains catholiques, qui, dans des vers immortels, appelait un nouveau Charlemagne pour mettre fin à la confusion funeste des deux pouvoirs dans l’Église romaine. (Dante, l’Inferno, canto XIX, il Purgatorio, canto VIe, XVI.)  
     
  Et en effet, si nous considérons l’état politique et social de l’Europe vers la fin du moyen âge, nous devons avouer que la papauté, privée de son organe séculier et obligée de cumuler les deux fonctions, n’a pas pu donner une organisation vraiment chrétienne à la société qu’elle avait gouvernée. L’unité internationale, la paix chrétienne n’existait pas. Les peuples étaient livrés à des guerres fratricides, et une intervention surnaturelle a pu seule sauver l’existence nationale de la France.  
     
  La constitution sociale de l’Europe, qui avait pour base le rapport des conquérants et des conquis, gardait toujours ce caractère antichrétien d’inégalité et d’oppression. La vie publique dominée par l’orgueil du sang qui mettait une barrière infranchissable entre le noble et le vilain et par l’esprit de violence qui faisait de chaque pays un théâtre de guerres civiles et de rapines; enfin une justice pénale dont les atrocités semblaient être inspirées par les démons de l’enfer — comment reconnaître dans tout cela les traits d’une société vraiment chrétienne?  
     
  L’Église, faute d’un pouvoir impérial sincèrement chrétien et catholique, n’a pas réussi à établir la justice sociale et politique en Europe. Les nations et les États modernes, émancipés de la tutelle ecclésiastique depuis la Réforme, ont essayé de faire mieux que l’Église. Les résultats de l’expérience sont sous nos yeux. L’idée de la chrétienté — cette unité très insuffisante mais cependant réelle qui embrassait toutes les nations européennes — a disparu ; la philosophie révolutionnaire a fait des efforts louables pour remplacer cette unité par celle du genre humain : on sait avec quel succès. Militarisme universel transformant des peuples entiers en armées ennemies et inspiré lui-même par une haine nationale telle que le moyen âge n’en a jamais connu ; antagonisme social profond et irréconciliable ; lutte des classes qui menace de mettre tout à feu et à sang ; abaissement progressif de la force morale, dans les individus, manifesté par le nombre toujours croissant des folies, des suicides et des crimes — voilà la somme des progrès que l’Europe sécularisée a faits depuis trois ou quatre siècles. [7. Je parle ici du résultat général ; quant aux progrès partiels, il y en a d’incontestables. Signalons seulement l’adoucissement des lois pénales, l’abolition de la torture. L’avantage est considérable, mais peut-on le croire définitif ? Si la guerre sociale éclatait un jour avec toute la furie d’une haine longtemps comprimée, on verrait des choses singulières. Des faits de mauvais augure, des actes mézenciens, ont déjà eu lieu entre Paris et Versailles en 1871.]  
     
  Les deux grandes expériences historiques, celle du moyen âge et celle des temps modernes, semblent prouver avec évidence que ni l’Église privée du ministère d’un pouvoir séculier distinct mais solidaire avec elle, ni l’État séculier abandonné à ses propres forces, ne peuvent réussir à établir sur la terre la justice et la paix chrétiennes. L’alliance intime, l’union organique des deux pouvoirs sans confusion et sans division, voilà la condition indispensable du véritable progrès social. Il s’agit de savoir s’il y a dans le monde chrétien une puissance capable de reprendre avec un meilleur espoir l’œuvre de Constantin et de Charlemagne.  
     
  Le caractère profondément religieux et monarchique du peuple russe, quelques faits prophétiques dans son passé, la masse énorme et compacte de son Empire, la grande force latente de l’esprit national en contraste avec la pauvreté et le vide de son existence actuelle — tout cela paraît indiquer que la destinée historique de la Russie est de fournir à l’Église Universelle le pouvoir politique qui lui est nécessaire pour sauver et régénérer l’Europe et le monde.  
     
  Les grandes œuvres ne peuvent pas être accomplies par de petits moyens. Il ne s’agit pas d’un compromis confessionnel entre deux hiérarchies, ni d’un traité diplomatique entre deux gouvernements : c’est un lien moral et intellectuel qu’il faut avant tout établir entre la conscience religieuse de la Russie et la vérité de l’Église Universelle. Et pour rendre acceptable à notre esprit la vérité d’un principe dont l’apparition historique nous est étrangère et même hostile, il est nécessaire de remonter jusqu’aux premières raisons de cette vérité dans l’idée fondamentale du Christianisme.  
     
  Dans le premier livre de mon ouvrage (partie critique et polémique) j’ai voulu montrer ce qui manque à la Russie actuelle pour pouvoir accomplir sa mission théocratique; dans le second j’ai exposé théologiquement et historiquement les bases de l’unité universelle fondée par le Christ (la monarchie ecclésiastique) ; et dans le troisième je me suis proposé de rattacher l’idée de la théocratie (la Trinité sociale) à l’idée théosophique (la Trinité divine [8. J’ai dû quelquefois, pour appuyer ma pensée, employer une traduction littérale de certains passages bibliques. J’ai cru devoir y joindre le texte hébraïque, non pas pour étaler une science tout à fait élémentaire, mais pour justifier ma traduction qui pourrait paraître bizarre et arbitraire. Puisqu’il n’y a pas de règle absolument obligatoire pour la transcription latine des mots hébreux, j’ai cherché à accommoder la mienne à la prononciation française en évitant en même temps des complications typographiques]).  
     
  Cet ouvrage est le résumé d’une œuvre plus étendue en langue russe et à laquelle je travaille depuis sept ans, mais qui n’a pu paraître dans mon pays ; le premier volume, publié à Agram (en Croatie) en 1887, a été interdit par la censure russe. Dans ces conditions il m’a semblé plus pratique d’abréger mon travail et de l’adresser à un public plus vaste. [9. Nous rappelons aux lecteurs la brochure l Idee russe, publiée en 1888 par M. Soloviev, à Paris, pour les mêmes motifs. (Note de l’éditeur.)] J’espère fermement voir le jour où ma patrie aura le bien dont elle a d’abord besoin — la liberté religieuse. Mais en attendant je n’ai pas cru qu’il me fût permis de garder le silence et j’ai vu dans cette publication française le moyen le plus efficace de faire entendre la vérité.  
     
  J’ai supprimé ou réduit au minimum dans les deux premières parties de mon travail tous les sujets sur lesquels je ne pouvais que répéter ce qui a été mieux dit par d’autres. Pour les détails concernant l’état de la religion et de l’Église en Russie, je suis heureux de pouvoir renvoyer les lecteurs au IIIe volume de l’ouvrage bien connu de M. Anatole Leroy-Beaulieu « l’Empire des Tsars ». — Le lecteur occidental trouvera aussi des renseignements utiles et intéressants dans le livre du R. P. Tondini : « Le pape de Rome et les papes des Églises orientales. »  
     
  Pour finir cette trop longue préface, voici une parabole qui rendra peut-être plus clairs mon point de vue général et la raison d’être du présent ouvrage.  
     
  Un grand architecte en partant pour un voyage lointain appela ses disciples et leur dit : « Vous savez que je suis venu ici pour rebâtir le principal sanctuaire du pays, qui avait été détruit par un tremblement de terre. L’œuvre est commencée : j’ai tracé le plan général, le terrain est déblayé et les fondements posés. Vous me remplacerez durant mon absence. Je reviendrai certainement, mais je ne saurais vous dire — quand. Travaillez donc comme si vous deviez faire toute la besogne sans moi. C’est maintenant qu’il faudra appliquer les enseignements que je vous ai donnés. J’ai confiance en vous et je ne vous impose pas tous les détails de l’œuvre. Gardez seulement les règles de notre art. Du reste je vous laisse les fondements inébranlables du Temple, posés par moi, et le plan général que j’ai tracé : cela vous suffira si vous êtes fidèles à votre devoir. Et moi-même je ne vous abandonne pas : en esprit et en pensée je serai toujours avec vous. » Et il les mena à l’emplacement de la nouvelle église, leur montra les fondements et leur transmit le plan. — Après son départ, les disciples travaillèrent de commun accord ; et un tiers à peu près du bâtiment fut bientôt élevé. L’œuvre étant très grande et extrêmement compliquée, les premiers compagnons ne suffirent pas et il fallut en admettre de nouveaux. Une contestation grave ne tarda pas à se produire entre les principaux chefs des travaux. Il s’en trouva qui prétendirent que des deux choses léguées par le maître absent, — les fondements de l’édifice et le plan général. — ce dernier seul était important et obligatoire, tandis que rien n’empêchait d’abandonner les fondements posés et de bâtir sur un autre emplacement. Combattus avec énergie par le reste de leurs collègues, ces gens allèrent, dans la chaleur de la querelle, jusqu’à affirmer (contrairement à leur propre sentiment maintes fois manifesté), que le maître n’a jamais ni posé ni indiqué les fondements du Temple ; que ce n’était là qu’une invention de leurs adversaires. Quant à ceux-ci, il y en eut plusieurs qui, à force de défendre l’importance des fondements, tombèrent dans un autre extrême et affirmèrent que la seule chose vraiment sérieuse dans toute l’œuvre était la base de l’édifice posée par le maître ; que leur tâche à eux consistait uniquement à garder, à réparer et à fortifier la partie déjà existante de l’édifice, sans penser à l’achever tout entier, car — disaient-ils — l’accomplissement de l’œuvre est réservée exclusivement au maître lui-même pour l’époque de son retour. — Les extrêmes se touchent et les deux partis opposés se trouvèrent bientôt d’accord sur ce point : qu’il ne fallait pas achever l’édifice. Seulement le parti qui tenait à conserver en bon état les fondements et la nef inachevée s’adonnait, à cet effet, à beaucoup de travaux secondaires et déployait une énergie infatigable, tandis que le parti qui croyait pouvoir se passer de la base unique du Temple, après de vains efforts pour bâtir sur un autre emplacement, déclara qu’il ne fallait faire rien du tout: l’essentiel dans l’art de l’architecture, selon eux, c’était la théorie, la contemplation de ses modèles et la méditation sur ses règles et non pas l’exécution d’un plan déterminé; et si le maître leur avait laissé son plan du Temple, ce n’était nullement dans le but de les faire travailler en commun à sa construction réelle, mais uniquement pour que chacun d’eux, en étudiant ce plan parfait, pût devenir pour sa part un architecte accompli. Et là-dessus les plus zélés d’entre eux consacrèrent leur vie à méditer sur le projet du Temple idéal, à apprendre et à réciter par cœur tous les jours les explications de ce projet, faites par quelques-uns des anciens compagnons, d’après les paroles du maître. Mais la majorité se contentait de penser au Temple un jour par semaine, et tout le reste du temps chacun vaquait à ses affaires.  
     
  Il se trouva cependant parmi ces ouvriers séparatistes quelques-uns qui, en étudiant le plan du maître et ses explications authentiques, y aperçurent des indications précises, desquelles il résultait que la base du Temple était réellement posée et ne pouvait jamais être changée ; ils tombèrent entre autres sur cette parole du grand architecte: « Voici les fondements inébranlables que j’ai posés moi-même ; c’est sur eux que mon Temple doit être construit pour pouvoir toujours résister aux tremblements de terre et à toute action destructive. » Frappés de ces paroles, les bons ouvriers prirent la résolution de renoncer à leur séparatisme et de s’associer tout de suite aux gardiens des fondements pour prendre part à leur œuvre conservatrice. Il se trouva cependant un ouvrier qui dit: « Reconnaissons nos torts, rendons toute la justice et tous les honneurs à nos anciens compagnons, réunissons-nous avec eux auprès du grand édifice commencé que nous avons lâchement abandonné et qu’ils ont eu le mérite inappréciable d’avoir gardé et conservé en bon état. Mais avant tout il faut être fidèle à la pensée du maître. Or le maître n’a pas posé ces fondements pour qu’on n’y touche pas, mais pour que son Temple soit bâti sur eux. Il nous faut donc nous réunir tous pour élever sur les fondements donnés l’édifice tout entier. Aurons-nous ou non assez de temps pour l’achever avant le retour du maître? — c’est là une autre question qu’il n’a pas voulu résoudre lui-même. Mais il nous a expressément commandé de travailler pour faire avancer son œuvre et il a même ajouté que nous ferons plus que lui. » L’exhortation de cet ouvrier parut étrange à la plupart de ses compagnons. Les uns l’appelèrent utopiste, d’autres l’accusèrent d’orgueil et de présomption. Mais la voix de la conscience lui disait clairement que le maître absent était avec lui en esprit et en vérité.  
     
  N. B. Comme membre de la vraie et vénérable Église orthodoxe orientale ou gréco-russe qui ne parle pas par un synode anti-canonique, ni par des employés du pouvoir séculier, mais par la voix de ses grands Pères et Docteurs, je reconnais pour juge suprême en matière de religion celui qui a été reconnu comme tel par saint Irénée, saint Denis le Grand, saint Athanase le Grand, saint Jean-Chrysostome, saint Cyrille, saint Flavien, le bienheureux Téodoret, saint Maxime le Confesseur, saint Téodore le Studite, saint Ignace, etc. — à savoir l’apôtre Pierre, qui vit dans ses successeurs et qui n’a pas entendu en vain les paroles du Seigneur « Tu es Pierre et sur cette pierre j’édifierai mon Église. — Confirme tes frères. — Pais mes brebis, pais mes agneaux. »  
     
  Esprit immortel du bienheureux apôtre, ministre invisible du Seigneur dans le gouvernement de son Église visible, tu sais qu’elle a besoin d’un corps terrestre pour se manifester. Deux fois déjà tu lui as donné un corps social: dans le monde gréco-romain d’abord et puis dans le monde romano-germain, — tu lui as soumis l’empire de Constantin et l’empire de Charlemagne. Après ces deux incarnations provisoires elle attend sa troisième et dernière incarnation. Tout un monde plein de forces et de désirs, mais sans conscience claire de sa destinée, frappe à la porte de l’histoire universelle. Quelle est votre parole? peuples de la parole. Votre masse ne le sait pas encore, mais des voix puissantes sorties de votre milieu l’ont révélé déjà. Il y a deux siècles, un prêtre croate l’a prophétiquement annoncé, et de nos jours un évêque de la même nation l’a proclamé maintes fois avec une éloquence admirable. Ce qui a été dit par les représentants des Slaves occidentaux, le grand Kri ani et le grand Strossmayer, n’avait besoin que d’un simple amen de la part des Slaves orientaux. Cet amen, je viens le dire au nom de cent millions de chrétiens russes, avec ferme et pleine confiance qu’ils ne me désavoueront pas.  
     
Top Button returning honored reader to top of page Votre parole, ô peuples de la parole, c’est la théocratie libre et universelle, la vraie solidarité de toutes les nations et de toutes les classes, le christianisme pratiqué dans la vie publique, la politique christianisée ; c’est la liberté pour tous les opprimés, la protection pour tous les faibles, — c’est la justice sociale et la bonne paix chrétienne. Ouvre-leur donc, porte-clef du Christ, et que la porte de l’histoire soit pour eux et pour le monde entier la porte du Royaume de Dieu.  
     

 

  Livre Premier. État Religieux de la Russie et de l’Orient Chrétien  

 

   
  Chapitre Premier. La Légende Russe sur Saint Nicolas et Saint Cassien. Son Application aux deux Églises Séparées  
     
     
     
     
     
     
     
     
     

 

 

 

   
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